LA MAISON DE MEULIERE DE CORBEIL-ESSONNES
Entassés dans l’Ariane familiale, les paris sont ouverts :
Poulet, rôti ou gigot, concombres ou radis...
Pour le dessert, on sait déjà.
Pas d’autoroute heureusement à cette époque.
Pour rejoindre Corbeil : longer la Seine...
La « mer de Mamie ».
Rue Champlouis, quelle coïncidence pour ‘mon LOU’
Petit nom d’Amour de notre Pépère.
Elle est là, derrière une rangée d’arbres taillés,
En hiver, boxeurs empêtrés dans les cordes d’un ring,
En été, citadelle de centaines d’oiseaux piailleurs.
La maison d’en face qui ressemble à un palace
Me fait rêver, hospice.... majestueux mouroir.
Vite, la course à la sonnette, elle résonne
Dans l’entrée pour nous annoncer, nous les enfants,
Le premier arrivé en haut : au diable la porte de cave,
La buanderie, l’escalier qui sent bon la cire,
Et cette rampe si longue et astiquée par nos culottes.
Comme un coup de vent, la porte s’ouvre sur le corridor,
Le grand tapis gris se déroule devant nous, les rois.
Déjà les odeurs : poulet, j’en étais sûre!
Avec son tablier, dans la cuisine, Mamie se démène
De la petite table au placard vert, de l’évier de pierre
A la gazinière qui brille de tous ses brûleurs,
Un vrai bijou, tant de soins pour celle qui, le dimanche
Donne un coup de main à la plus vieille, mangeuse de charbon.
Déjà, notre Mamie nous ouvre le tiroir
Dans le meuble à secrets, Pulmoles ou Réglisses...
Magique, le casier à pain et la boîte de fer
Du chocolat de nos goûters, à quatre heures
Quoiqu’il arrive, le ventre encore plein du festin.
Echappée aux mains des Allemands, échouée sur la cheminée,
La maquette du bateau de guerre dont nous sommes si fiers.
‘C’est votre Papa qui l’a faite, avant la guerre’.
Le grand bureau de Pépère et son meuble classeur :
Nous délivrant comme par enchantement papiers et crayons.
Et les rideaux, élégants et vaporeux comme dans un palais
Me font des robes de mariée, en cachette...
Le moment tant attendu, celui où l’armoire
Va s’ouvrir sur les journaux de l’Imprimerie Crété :
Fripounet, Mickey, Match, J2 Magazine, Pif et les autres,
On se les réserve des kilomètres à l’avance,
Et ils nous tiennent silencieux quelques temps.
En face, dans le petit salon, l’apéritif se prépare.
Nous n’y accordons qu’un regard furtif,
Plongés dans notre lecture évasion.
Les deux gros fauteuils en cuir sont réservés aux anciens,
Un miroir géant au-dessus de la cheminée
Dans lequel se reflètent les vases fragiles
Et l’infatigable pendule au balancier manège.
C’est sur la petite table que se disputent
D’interminables parties de crapette
Avec notre Pépère, champion incontesté !
Quand la salle à manger s’ouvre enfin à nous,
Derrière la porte à petits carreaux,
On ne voit que lui, le lustre doré comme dans un château,
Avec sa petite boule anti-mouche qui nous fascine.
Encore une grande cheminée qui dort
Et un miroir qui vit de nos images agitées.
Le tapis a encore sa frange impeccable
Avant nos pas dévastateurs...
Tout est en ordre sur la table, chacun sa place à jamais.
Mamie arrive, encore avec son tablier
Elle l’oubliera à force de veiller sur tout son monde.
Le repas traîne trop pour nous, les revues nous attendent,
Et surtout l’instant merveilleux où va enfin s’allumer
La boîte à images du petit salon.
Après les éclairs, mille-feuilles, mokas et tartelettes,
C’est l’annonce du départ... nous ne reviendrons à table
Que pour quémander notre goûter,
Alors que les grands n’en sont qu’au café
Et s’éternisent dans des discussions animées.
La chambre verte avec son lit dodu et sa grosse armoire,
La porte miroir se reflète sans fin dans la glace ovale.
C’est là qu’enfants nous dormons, que nous attendons
Sagement, en écoutant le chahut des oiseaux,
Que Pépère ou Mamie nous donne un signe
Pour nous lever doucement et rejoindre la cuisine,
Où déjà le café est prêt, les grands bols de chocolat.
La boîte à biscottes et la confiture trônant sur la table.
Pour la toilette, il y a tout un protocole :
Tout petit, debout sur la table de la cuisine,
L’eau tiède dans la bassine émaillée et
La main de Mamie qui nous savonne énergiquement,
Alors que nous regardons les jardins par la fenêtre.
Plus grand, nous avons le droit d’occuper la salle de bain.
Une grande porte-fenêtre voilée inondée de soleil,
Cette pièce au lino vert qui brille de tout son éclat,
Nous y faisons des glissades avec le tapis de bain.
Tout est impeccable, les objets alignés sur la tablette,
L’immense baignoire, et le petit meuble à tiroirs
Qui abrite toutes sortes de brosses, peignes et outils
En ivoire, écaille, poils de sanglier...
Pas de plastique... toujours de la bonne qualité!
On prend le temps pour tout explorer,
Faisant semblant de nous laver,
Profitant de l’intimité de l’instant pour rêver.
La grande chambre dorée de nos grands-parents
Rarement visitée garde bien des mystères.
Le grand lit sans un pli
Les portraits des deux chérubins nus sur le mur,
La grande armoire aux habits bien rangés,
Manteaux et robes protégés d’un
Et surtout la coiffeuse aux multiples miroirs,
Et ses flacons, boîtes et reliques de valeurs,
Je rêvais souvent d’y peigner une longue chevelure
Telle une artiste de cinéma.
La petite pièce du bout n’a aucun secret pour nous,
La planche à repasser à droite, en haut : les étagères
Avec des boîtes pour y ranger les chaussures.
La table et la petite chaise blanche de Tante Blanche :
C’est là où nous jouons à l’école,
Petits blocs de papiers, craies et tableau noir.
Je l’appelle le magasin, le placard -tiroir :
Pépère y range ses brosses et ses cirages.
Avec lui, les chaussures brillent toujours,
Tout y est placé avec méthode
Dans une odeur de cire et de paniers d’osier.
Même les toilettes me fascinent :plastique,
Le lino vert moelleux et le trône si loin
La fenêtre haute, je m’y rêve une maison
Rien qu’à moi, refuge de mon imagination.
Non loin de là, l’escalier du grenier,
Aussi raide que le Mont Blanc,
La chambre grise qui fait peur,
La petite lucarne et le lit vertigineux,
L’armoire gardant jalousement
Dominos et petits chevaux.
Le couloir nous mène au grenier vide,
Le passé bien rangé dans des malles alignées.
Tout schuss à la cave, on y mangerait par terre
La réserve de vin le Périer et la Badoit
Limonade et Fanta, tant de bulles pour nos fêtes.
Un atelier net comme une salle d’opération,
Même le tas de charbon semble échafaudé avec précision.
A côté, mystère, la porte du jardin des voisins,
Ne sera guerre ouverte.
Faire les courses, c’est comme une expédition
Chacun son rôle, chacun son objectif,
C’est comme un plan de bataille.
La petite liste et le panier d’osier
Le journal et les bouteilles pour Pépère.
On repart ensuite avec Mamie, le marché parfois,
Mais crémerie, boulangerie, boucherie sûrement.
Attendre d’être servis, attendre les bavardages,
On s’impatiente au milieu des odeurs et des couleurs ;
Au retour, on repasse rue St-Spire,
Puis l’Essonne, près de la maison qui penche.
L’après-midi, après l’interminable festin, c’est la sortie :
Pas de surprise, on se dirige vers le stade.
Les hommes au pas de charge,
Les dames, dix mètres derrière,
Les enfants éparpillés allant d’un groupe à l’autre.
La poigne de fer de Pépère, sur nos doigts
Joue de la mandoline.
Et puis, l’heure de tous les défis :
Chercher un trèfle à quatre feuilles,
Grimper en haut d’une corde,
Ou être le premier au bout du chemin.
La nuit tombe et on allume les lanternes des voitures,
Nous revoilà à table, l’inévitable soupe aux vermicelles,
Poulet froid et salade de fruits, ça sent le départ.
Partir dans le froid, se serrer sur la banquette.
Les
Fortin, Pépère et Mamie, Tante Blanche et Tonton Henri
1960
Ils sont là, encore tous les deux,
Dans l’embrasure de la porte.
Encore un peu de chaleur et de sommeil.
C’est fini, l’immeuble se dresse glacé dans l’obscurité.
Encore un dimanche à la Maison de Meulières.
1993